L’étrange classement secret-défense du dossier Scapula 

Article paru dans Actu-Juridique.fr

1. L’histoire

Il a fallu se pincer pour y croire. François Scapula est décédé le 7 juillet 2024, chez lui, à Marseille.  Tout le monde le croyait mort, il y a bien longtemps, seul, quelque part, on ne sait où. Et puis il a réapparu, tel un fantôme, à l’hôpital de la Conception, à Marseille, en 2018, pour s’y faire opérer d’une oreille. Un épisode aussi étonnant que le secret dans lequel il a été tenu, pendant 4 ans, jusqu’à sa mort. La plus légendaire des cavales aura donc duré 24 ans, lit-on partout, depuis 2000, année de son évasion d’un pénitencier en Suisse alémanique. Doté d’un instinct de survie surdéveloppé, il aura craint, jusqu’à la fin de sa vie, de faire l’objet d’un règlement de comptes. Il semblait vivre enfermé dans une forme de paranoïa, hanté par l’idée fixe de se faire surprendre, comme en témoigne l’épisode délirant lors duquel il va agresser une infirmière, au réveil de son opération à l’oreille, imaginant un empoisonnement. Il est vrai que de part et d’autre de l’atlantique, un certain milieu avait quelques raisons d’en valoir à celui qui portait depuis 1986 le surnom de « balance ». Mais comment un trafiquant international de stupéfiants de cette envergure a-t-il pu si longtemps échapper à la justice française ? En réalité, depuis 2011, Scapula n’a plus rien à craindre d’elle. 20 ans après sa dernière condamnation, en France, à 18 ans de réclusion criminelle, en décembre 1991, pour un trafic international de haschisch, la peine, sa dernière peine française, est prescrite. En effet, la prescription d’une peine criminelle est de 20 ans. A l’époque, en 1991, Scapula avait comparu lors du procès, à Paris, « prêté » pendant 19 mois par les autorités suisses où il était détenu depuis 1985. Il est alors incarcéré à la prison de la santé. Il ne s’agissait donc pas d’une condamnation par défaut mais bien d’une décision contradictoire, ce qui veut dire que le délai de prescription de la peine a immédiatement commencé à courir après son prononcé, l’arrêt criminel étant rapidement devenu définitif (l’appel en matière criminelle n’existait pas). Ainsi, depuis 2011, Scapula n’était plus un fugitif. On ne peut donc pas, sur le plan judiciaire, parler de cavale pour toute la période 2011-2024. D’autant que Scapula ne sera judiciairement jamais inquiété pour l’assassinat du juge Michel. Le juge d’instruction en charge de cette affaire avait bien songé, en 1986, à le mettre en examen pour complicité d’assassinat alors qu’il était détenu en Suisse, révèle-t-il en 2003, lors d’un épisode de « Faites entrer l’accusé », mais il va préférer l’entendre comme simple témoin, en contrepartie des révélations déterminantes qu’il obtiendra de Scapula, consignées sur procès-verbal le 1er mai 1986. Un tournant dans la résolution de cette affaire.

2. La question

Une question demeure : que s’est-il passé tout au long de la période 2000-2011, c’est-à-dire entre son évasion du pénitencier suisse et la prescription de la dernière peine française ? La France l’a-t-elle recherché en demandant par exemple à Interpol d’émettre une notice rouge, communément appelé mandat d’arrêt international ? Dans un premier temps, en 1987, l’extradition de Scapula avait été accordée par la Suisse, à la demande de la France, sur le fondement d’au moins une condamnation rendue par défaut en 1982. Lorsque l’on se plonge dans la presse de l’époque, on apprend que le 30 septembre 1987, la juridiction fédérale suisse avait confirmé l’extradition. Et depuis ? En 1997, à la faveur d’un changement de gouvernement – l’arrivée de Lionel Jospin au pouvoir, sous la présidence de Jacques Chirac – la France finit par accuser réception d’une relance suisse : « Paris étudie le cas Scapula ». Mais qu’y avait-il à étudier réellement à cette date ? Scapula est alors en prison en Suisse et il doit purger en France au moins deux peines de réclusion criminelle, c’est assez simple. Le journal VSD du 31 juillet au 6 août 1997 révèle qu’Elisabeth Guigou « est saisie » du dossier Scapula : « Elle pourrait en faire un exemple de coopération internationale ». Mais pourquoi et pour quoi faire exactement ? Le temps est passé, peut-être est-ce le moment de préparer les esprits à l’éventualité d’un accord dont il n’était, officiellement, jusqu’alors, pas question. Que signifie donc exactement cette phrase, « Paris étudie le cas Scapula » ? Certes, à cette époque, il n’était pas possible pour le ministère public français d’interrompre le délai de prescription de la peine jusqu’à la loi n°2012-409 du 27 mars 2012. Mais de là à ne pas donner suite à l’extradition pourtant obtenue en 1987, à ne pas en formuler de nouvelle ou à retirer un éventuel mandat d’arrêt international … Ainsi, derrière le discours officiel, celui des magistrats du parquet, il semble que « la voie diplomatique », ou hiérarchique, pour ne pas dire politique, ait pris le dessus.

3. L’accord puis l’évasion

En réalité, tout s’est joué à la fin de sa peine en Suisse, où il purgeait, depuis 1985, une peine de 20 ans de réclusion criminelle dans le cadre de la fameuse affaire du gang des « Paccots », du nom d’un paisible hameau Suisse, près de Fribourg, où Scapula avait installé, avec d’autres, dans un chalet, une fabrique d’héroïne. S’il est extradé en France, Scapula sait qu’il peut mourir. Il sait aussi faire des affaires avec les polices et les justices du monde entier. Bien que détenu en Suisse, il va obtenir des américains, auxquels il a donné des noms de mafieux, le statut de repenti. Le problème est que pour qu’un tel accord puisse produire tous ses effets, il fallait obtenir l’autorisation des suisses, qui le détenaient depuis 1985, et des français, qui étaient censés le réclamer. Or, à cette époque, la France ne connaissait pas le statut de collaborateur de justice. D’ailleurs, c’est tout juste si elle le connait aujourd’hui. Certes la loi Perben II du 9 mars 2004 a introduit cette possibilité, mais les conditions demeurent très strictes si bien qu’il est peu, et parfois mal, appliqué. L’accord conclu avec « l’ami américain » comprend donc nécessairement un volet extradition. En contrepartie de témoignages clés, Scapula exige de ne pas être extradé en France et de ne pas être inquiété dans le dossier de l’assassinat du juge Michel. Et il sait rappeler à la France ses engagements, lorsqu’il est sur le point d’être libéré du pénitencier suisse, à la fin des années 90. C’est en effet Scapula, qui n’a jamais manqué d’audace, qui rafraichit la mémoire des autorités Françaises, dans l’improbable interview diffusée sur France 2 en 1998, où on le voit, le visage dissimulé sous une cagoule. Mais le deal est délicat à mettre en œuvre côté français. Comment justifier qu’aucune extradition n’ait lieu alors que de lourdes peines n’ont jamais été exécutées et que Scapula est encore sous main de justice en Suisse ? Comment d’un côté respecter l’engagement que les policiers américains de la puissante DEA ont su imposer aux suisses et aux français et de l’autre sauver les apparences d’un Etat de droit ? Comment faire pour éviter des poursuites aux auteurs de cet accord tripartite entre administrations centrales étatiques, illicite du côté français et sans doute aussi du côté Suisse ? Et puis, la révélation d’un accord douteux conclu en marge de l’assassinat d’un magistrat français ferait tout de même mauvais genre. Seule une évasion organisée permettra à la France de lui éviter de formaliser une nouvelle demande d’extradition auprès des autorités suisses. Evasion discrète qui aura lieu le 6 novembre 2000. Elle ne sera d’ailleurs publiquement révélée qu’un an plus tard … en 2001… Officiellement, Scapula s’est volatilisé, impossible, donc, de le localiser.

4. Le dénouement

Malgré ce faisceau d’indices, l’existence d’un accord inavouable relèverait encore et toujours du fantasme ? Pas si sûr. Le fin mot de l’histoire pourrait notamment venir des Archives nationales, ce fonds documentaire qui dépend du ministère de la culture et qui recueille toutes les archives publiques provenant des administrations centrales de l’Etat. En menant l’enquête sur Scapula, en 2023, un journaliste de la revue XXI, Brendan Kemmet, a en effet obtenu une étonnante réponse des Archives nationales. Il révèle ainsi l’existence d’un dossier intitulé « Scapula François, suivi d’affaires judiciaires individuelles », déposé par le cabinet du garde des Sceaux pour la période 1995-2002, mais qui, selon le journaliste, ne sera communicable qu’en … 2102. Il y avait donc bien un dossier secret sur Scapula au ministère de la justice. Et la mort de celui-ci pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. Souvenons-nous des déclarations du garde des Sceaux, en 1997. Les dates coïncident. Elles ont ici beaucoup d’importance. 2102 = 2002 + 100. 100 ans à compter du dépôt du dossier aux Archives nationales, en 2002. Or, selon l’article L.213-2 du code du patrimoine, la période de « 100 ans » correspond à la catégorie des documents couverts par le secret défense nationale ou dont la communication peut porter atteinte à des personnes identifiables. Pourquoi conférer un tel degré de confidentialité si ce n’est pour dissimuler une entorse sérieuse à la loi ? A moins que cela ne soit pour accorder à Scapula une généreuse protection, même après la prescription des peines ? Jusqu’en 2102, vraiment ? Dans ce cas, maintenant que Scapula n’est plus, le secret ne doit-il pas être levé ? Il faudrait poser la question à la Commission d’accès aux documents administratifs, la CADA. En effet, d’après l’article L.342-1 du code des relations entre le public et l’administration, la CADA peut être saisie du refus opposé par les Archives nationales à une demande de dérogation. Chaque citoyen peut saisir les Archives nationales puis la CADA. Mais certaines personnes auraient plus de poids et d’intérêt à le faire que d’autres. Pour enfin connaître le fin mot de l’histoire.

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